Rétrospective sur le Copyleft et son évolution (2008)

Texte de la conférence donnée par Antoine Moreau le 15 octobre 2008 à l’École Nationale Supérieure d’Art de Bourges, dans le cadre du cycle ”Libre comme l’eau, l’air…” proposée par Nathalie Magnan.

L’article original : http://artlibre.org/archives/textes/318

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Introduction.

L’un dit que l’essence de la justice est l’autorité du législateur, l’autre la commodité du souverain, l’autre la coutume présente ; et c’est le plus sûr : rien, suivant la seule raison n’est juste de soi ; tout branle avec le temps. La coutume fait toute l’équité, par cette seule raison qu’elle est reçue ; c’est le fondement mystique de son autorité. Qui la ramène à son principe l’anéantit. Rien n’est si fautif que ces lois qui redressent les fautes ; qui leur obéit parce qu’elles sont justes, obéit à la justice qu’il imagine, mais non pas à l’essence de la loi : elle est toute ramassée en soi ; elle est la loi et rien d’autre 1.

1/ Brève histoire du libre.

Notion du copyleft.

Issue des logiciels libres, le copyleft est une notion juridique qui s’appuie sur la législation en vigueur pour autoriser :

  • L’usage ;
  • La copie ;
  • La diffusion ;
  • La transformation des créations logicielles.
  • Avec une obligation fondamentale : conserver intacts ces quatre droits.

On ne peut s’approprier de façon exclusive une œuvre créée sous les conditions du copyleft. Ce qui est à chacun, est à tous ; ce qui est à tous, est à chacun.
Les première créations copyleft ont été des logiciels, qualifiés de « logiciels libres ».

Formalisation du copyleft, invention du logiciel libre.

En 1984, Richard Stallman, un informaticien qui travaille au M.I.T. constate qu’on lui interdit l’accès au code source du logiciel d’une machine qui tombe en panne parce qu’une marque s’en est approprié l’usage exclusif. Le code-source, devenait propriétaire alors qu’il avait été jusque là librement accessible, diffusable et transformable. Il démissionne de son poste de chercheur pour mettre au point un système d’exploitation libre pour ordinateurs, ce sera le projet GNU 2 et crée la Free Software Foundation dont l’objectif est de promouvoir le logiciel libre définit par le concept de copyleft.

Mais un mot ne fait pas la loi. Pour que ce mot pèse de tout son droit, il lui faut être associé à une licence juridique. Ce sera la General Public License.
Écrite en 1989 avec l’aide du juriste Eben Moglen, c’est la première licence copyleft à voir le jour. Elle garantit à l’utilisateur de logiciels quatre libertés fondamentales :

  • La liberté d’exécuter le logiciel, pour n’importe quel usage.
  • La liberté d’étudier le fonctionnement d’un programme et de l’adapter à ses besoins.
  • La liberté de redistribuer des copies.
  • La liberté d’améliorer le programme et de rendre publiques les modifications afin que chacun puisse en bénéficier.

L’idée forte de la GPL et du copyleft est de créer un fonds commun duquel personne ne puisse retrancher pour un usage exclusif. Ainsi, ce qui appartient à chacun est disponible à tous également et ce que chacun améliore, tout le monde peut en bénéficier.

Aujourd’hui, la GPL est utilisée par de nombreux auteurs de logiciels libres, les plus connus sont certainement GNU/Linux (système d’exploitation comme Windows ou Mac Os), The Gimp (retouche d’image comme Photoshop), Openoffice.org (une suite bureautique comme Microsoft Office, avec une licence dérivée de la GPL, la LGPL), Inskape (équivalent d’Illustrator ou Freehand), Scribus 3 (logiciel de PAO comme QuarkXpress ou Indesign), etc 4<.

Ouvert par tradition.

Par delà la réalité juridique du copyleft, il est important de comprendre que la pratique de l’informatique est ouverte dès le tout début. Cela fait partie de sa culture. Le copyleft en informatique trouve ses racines bien avant qu’il ne soit formalisé par le projet GNU et la GPL.
Il y a eu dans les années 1950, le groupe SHARE créé par IBM qui « proposait aux utilisateurs de mutualiser leurs efforts de développement et d’échanger leurs logiciels »5.
Puis ensuite, Unix, le système d’exploitation inventé par Ken Thompson en 1969 dans le laboratoire Bell AT&T a offert son code source aux universités10 comme, par exemple à l’université de Berkeley, qui en réécrivant le code a pu créer BSD, une autre famille de systèmes d’exploitation de type open-source.

Ces libertés étaient depuis le début des années 1960 jusqu’à celui des années 1980 la règle en matière d’informatique et non l’exception. Même le code des systèmes d’exploitation était à la disposition des clients sans facturation et avec droit de modification explicitement écrit. Aucune entreprise n’aurait alors acheté un ordinateur – ceux-ci coûtaient alors l’équivalent d’une vingtaine d’années de salaire d’un cadre – en acceptant d’être dépendant pieds et poings liés d’un constructeur 6.

De la même façon, l’internet n’a pu exister que parce qu’il fonctionne avec des protocoles ouverts. Basé sur les standards de transport de données TCP/IP 7, il permet l’accès libre aux ordinateurs quelles que soient leurs particularités.
Comme la écrit Mélanie Clément-Fontaine 8 dans l’introduction de son étude sur la General Public License :

L’esprit du logiciel libre est né avec le Request For Comment (RFC) 9 de l’équipe qui a créé Internet en 1969. Dans l’expression « logiciel libre » il y a le terme « libre » signifiant « qui a le pouvoir de décider, d’agir par soi-même » (dictionnaire Le Robert). Le système des usages des logiciels libres a pour finalité, en effet, la protection de la liberté en matière informatique […]. Ce mouvement est fréquemment présenté comme un combat « citoyen » en raison de la place toujours croissante de l’informatique dans l’organisation de nos sociétés. À l’instar de toute forme ou moyen de communication ou de création, l’accent est mis sur le danger qu’un seul type de logiciels s’impose aux utilisateurs.

Aussi, le logiciel libre avec le copyleft est une pratique observante de la tradition de l’informatique, dans le sens où tradition c’est ce qui se transmet et se transforme, comme le langage, les coutumes, les pratiques sociales et culturelles, etc.

Le gauche d’auteur est très adroit.

Le copyleft n’est pas un « anti-copyright », ce n’est pas l’abandon des droits d’auteur.

Dans le copyleft, les auteurs ne sont pas oubliés, ils sont cités et protégés de l’emprise propriétaire définitive. Un objet copylefté ne peut être copyrighté, ce qui est ouvert reste ouvert. Les licences libres protègent les auteurs de qui voudrait faire main basse sur leur création pour se l’approprier définitivement et empêcher qu’elle soit à nouveau copiable, diffusable et transformable librement 10.

Ce n’est donc pas une négation du droit d’auteur, ni même son détournement à la manière situationniste 11, mais son retournement. Se crée alors ce qu’on pourrait appeler un véritable retournement de situation 12 : la remise en forme du droit d’auteur en intelligence avec le numérique, le transport réticulaire et l’économie propre à la création en générale. Une économie au sens large où ce qui compte n’est pas réduit à la seule comptabilité.
Ce qui compte c’est aussi ce qui ne se compte pas, c’est la puissance de la création des auteurs en rapport les uns avec les autres et en rapport avec un public qui, aujourd’hui, est également de plus en plus auteur lui-même.

2/ L’auteur, entre augmentation et autorité.

Qu’est-ce qu’un auteur ?

Il n’y a pas d’ouvrages de Platon et il n’y en aura pas. Ce qu’à présent l’on désigne sous ce nom est de Socrate au temps de sa belle jeunesse. Adieu et obéis-moi. Aussitôt que tu auras lu et relu cette lettre, brûle-là 13.

La notion d’auteur n’existe pas dans la Grèce Antique ni au Moyen-Âge où l’autorité émanait des dieux ou de Dieu apparaît à la Renaissance avant d’être formalisée juridiquement par des droits d’auteur.
L’imprimerie va être un facteur déterminant qui va amplifier une première émergence de la notion d’auteur située aux environs du XIIème Siècle avec la pensée scolastique qui va s’interroger sur la question de l’auteur humain en rapport avec l’auteur divin dans les textes sacrés.
Ce sera ensuite des textes profanes comme « La divine comédie » de Dante qui peut-être qualifié de premier auteur moderne 14.

L’auteur, entre autorité et augmentation.

Selon l’étymologie, est auteur le créateur d’une oeuvre qui augmente le patrimoine artistique ou littéraire (du latin augere qui veut dire augmenter, accroître et qui a donné le participe passé auctus et le substantif auctor 15).

Mais si l’auteur est bien « celui qui accroît ce qui existe déjà » il est également celui qui fait autorité. Entre l’augmentation des ressources communes et l’autorité singulière de celui qui se pose en créateur, il y a un dialogue contradictoire qui ne trouve sa résolution que dans la fiction juridique qui va trancher plus ou moins d’une côté que de l’autre. Cette histoire a un début, un développement et une fin.
Car l’auteur lui-même est un personnage né pour une représentation culturelle : après le développement de son activité où il a tenu le premier rôle, il s’éloigne de la scène pour laisser la place à d’autres rôles.

Sans doute n’est-il pas exagéré d’observer que le commencement de cette « fin de l’auteur » a été pointé par Marcel Proust dans son essai « Contre Sainte Beuve » 16. L’écrivain, qui se fait là plus critique que le critique, conteste la méthode biographique de Sainte Beuve pour faire valoir l’indépendance de l’écriture vis-à-vis de l’auteur supposé tel. Il ne s’agit pas de nier l’auteur en sa légitime autorité, mais d’affirmer que son texte passe par lui, le traverse et que la notion d’auteur elle-même, rattachée à une personne est une construction culturelle.

L’Auteur n’existe pas, il n’y a que des auteurs.

Le coup de tonnerre qui annonça la fin de l’auteur a été la publication du texte de Roland Barthes « La mort de l’auteur » en 1968 suivi quelques mois après par celui de Michel Foucault, « La fonction de l’auteur ».

Donner un Auteur à un texte, c’est imposer à ce texte un cran d’arrêt, […] c’est fermer l’écriture 17.
La naissance du lecteur doit se payer de la mort de l’Auteur 18.

Nous avons coutume de dire […] que l’auteur est l’instance créatrice jaillissante d’une œuvre où il dépose, avec une infinie richesse et générosité, un monde inépuisable de significations.[…] La vérité est tout autre : l’auteur […] est un certain principe fonctionnel par lequel, dans notre culture, on délimite, on exclut, on sélectionne : bref, le principe par lequel on entrave la libre circulation, la libre manipulation, la libre composition, décomposition, recomposition de la fiction. L’auteur est donc la figure idéologique par lequel on conjure la prolifération du sens 19.

L’idée selon laquelle « l’œuvre existe en quelque sorte par elle-même, comme l’écoulement nu et anonyme du langage » 20 avait déjà été exprimée au XIXème par quelqu’un comme Joseph de Maistre, qu’on peut difficilement accuser de modernisme, lorsqu’il affirme :

Si, sur ce point de l’origine du langage […] notre siècle a manqué la vérité, c’est qu’il avait une peur mortelle de la rencontrer. […] Lorsqu’une nouvelle langue se forme, elle naît au milieu d’une société qui est en pleine possession du langage ; et l’action, ou le principe qui préside à cette formation ne peut inventer arbitrairement aucun mot ; il emploie ceux qu’il trouve autour de lui ou qu’il appelle de plus loin ; il s’en nourrit, il les triture, il les digère ; il ne les adopte jamais sans les modifier plus ou moins<21

L’expression de l’auteur n’existe, pour ainsi dire, pas. Ce qui existe c’est l’oeuvre du langage, un tissu de citations, une matrice à textes, tous issus du Texte originel 22.
L’auteur, selon Barthes, est devenu simple scripteur et celui-ci annonce la primauté du lecteur.
De la même façon que Marcel Duchamp a pu déclarer : « Ce sont les regardeurs qui font le tableau », Barthes a pu montrer que c’est le lecteur qui, destinataire du texte, reconnaît l’autorité légitime de l’auteur. En effet, l’autorité, à la différence du pouvoir, ne s’impose pas, elle se reconnaît.

La reconnaissance d’une autorité est un geste invisible qui place un sujet dans le regard de l’autre. […] L’autorité est une domination qui ne se fonde que sur l’égalité des sujets qui l’exercent et de ceux sur qui elle s’exerce. La reconnaissance n’est donc pas le masque du consentement manipulé par un pouvoir secrètement coercitif. […] Le spectateur n’est pas un permanent du spectacle, l’intermittence du spectateur soutient l’intermittence intrinsèque et essentielle des acteurs et des créateurs. Si les industries médiatiques pratiquent avec une telle énergie commerciale les techniques de flux ininterrompus, la rémunération chronométrée du visible, la disqualification symbolique et matérielle de toutes les interruptions, suspens et temps d’invisibilité, c’est très précisément parce qu’il n’y a plus d’autorité de l’auteur ni par voie de conséquence du spectateur. Il n’y a que tyrannie des productions, de la productivité et d’une durée dont l’horloge est indexée sur la continuité ininterrompue de la diffusion <23.

C’est bien pourquoi le copyleft n’est ni un anti-copyright ni la négation de l’auteur. C’est la reconnaissance de sa légitime autorité et de ses droits en rapport avec la réalité matérielle du numérique, de l’internet et des pratiques contemporaines des productions de l’esprit.

Maintenant se pose la question de comment rendre réel le copyleft. Comment faire en sorte qu’il ne s’épuise pas dans la pure réactivité négatrice, que ce ne soit pas un vœu pieux ou un simple idéal, mais bien une pratique concrète et effective.

3/ Copyleft pour la création hors logiciel : La Licence Art Libre.

Une licence copyleft pour les productions de l’esprit hors logiciel.

Si la GPL convient pour les logiciels, elle ne convient pas pour les autres genres de création. C’est la raison pour laquelle en 2000 j’ai réuni un groupe d’artistes 24 pour organiser les rencontres Copyleft Attitude qui ont débouché sur la rédaction d’une licence libre pour tous types de création : la Licence Art Libre 25. C’est une licence libre copyleft pour l’art entendu comme excédant le domaine de l’art, c’est à dire qu’elle convient pour toutes sortes de production de l’esprit à partir du moment où elles peuvent être protégées par le droit d’auteur.
Voici le préambule de sa dernière version (1.3) :

Avec la Licence Art Libre, l’autorisation est donnée de copier, de diffuser et de transformer librement les oeuvres dans le respect des droits de l’auteur.
Loin d’ignorer ces droits, la Licence Art Libre les reconnaît et les protège. Elle en reformule l’exercice en permettant à tout un chacun de faire un usage créatif des productions de l’esprit quels que soient leur genre et leur forme d’expression.
Si, en règle générale, l’application du droit d’auteur conduit à restreindre l’accès aux oeuvres de l’esprit, la Licence Art Libre, au contraire, le favorise. L’intention est d’autoriser l’utilisation des ressources d’une oeuvre ; créer de nouvelles conditions de création pour amplifier les possibilités de création. La Licence Art Libre permet d’avoir jouissance des oeuvres tout en reconnaissant les droits et les responsabilités de chacun.
Elle s’appuie sur le droit français, est valable dans tous les pays ayant signé la Convention de Berne 26. Traduite en plusieurs langues pour faciliter sa compréhension, elle ne nécessite pas d’adaptation à la législation des auteurs résidant hors du territoire français et désireux de l’utiliser
.

On la trouve sur le site de Copyleft Attitude http://artlibre.org ainsi que sur d’autres sites.
Elle est recommandée par la Free Software Foundation, en ces termes : « We don’t take the position that artistic or entertainment works must be free, but if you want to make one free, we recommend the Free Art License. »

Depuis son existence, ce sont des milliers de créations qui ont été faites et qui se font toujours avec la LAL 27. aussi bien des photos, des dessins, des vidéos, des musiques, des textes, que des créations qui n’appartiennent pas à priori au domaine de l’art. Des œuvres qui sont quelques fois de qualité mais aussi beaucoup qui sont tout simplement très passables.
Le copyleft n’est pas un label de qualité, c’est une disposition d’esprit à l’ouverture. Les œuvres ne sont jamais finies, même si quelques fois elles approchent la perfection et se suffisent à elle-même, elles sont dans un processus infini de création possible.

Depuis 2001, des licences « libres » pour une « culture libre ».

La Licence Art Libre est la première licence libre réellement conséquente pour les contenus <28. Depuis 2001 il existe le projet Creative Commons qui présente un panel de licences inspirées du mouvement Open-Source. Une seule se rapproche de la Licence Art Libre qui peut être qualifiée de « copyleft », c’est la Share Alike By Attribution (i.e. : Paternité et Partage des Conditions Initiales à l’Identique) mais uniquement dans sa version 2.0 29. Les autres ne sont pas libres, au sens du logiciel libre et du copyleft, car elles ne garantissent pas les libertés offertes par le copyleft. Par exemple, celle qui n’autorise pas les modifications, ou celle qui interdit le commerce en autorisant les modifications, ou encore celle qui autorise les modifications mais interdit le commerce, etc.
En tout, vous avez le choix entre 6 licences, dont une seule est copyleft dans sa version 2.0.

Je ne vais pas m’étendre sur les problèmes que posent cette politique du libre choix dans le choix du libre. Juste vous dire que Copyleft Attitude a de bonnes relations avec Creative Commons et que nous avons travaillé ensemble pour rendre entièrement compatible, la LAL et la CC BY-SA.
Cette compatibilité est implicite, mais la formaliser explicitement dans les textes est beaucoup plus difficile en réalité. Seule une décision politique de part et d’autre pourrait rendre possible cette compatibilité 30.

Un bon conseil : choisissez la LAL, elle est facile à comprendre, réellement copyleft, et très efficiente. Comme elle s’appuie sur le droit français elle n’a pas besoin d’être adaptée pour avoir une dimension internationale 31.

Pour finir sur cette question, et parce qu’on me l’a demandé, je vais vous raconter une histoire. Une histoire vraie, celle de Florian Cramer, écrivain, spécialiste de l’écriture informatique et directeur des cours de media design au Piet Zwart Institute de Rotterdam aux Pays-Bas où il développe le « software art » et la culture du copyleft auprès de ses étudiants. Cette histoire se déroule en trois temps : 2001, 2004 et 2008.

  • En 2001, j’ai rencontré Florian Cramer lors d’un colloque intitulé « CODE », à Cambridge où j’ai fait une communication pour présenter la Licence Art Libre. Il était intervenu dans le public pour me poser des questions sur la licence et objecter son inutilité puisqu’il y avait la GPL. Je lui répondais que la GPL convenait parfaitement pour les logiciels, mais pas pour les créations hors logiciel.
  • En 2004, je le croise à nouveau à Bruxelles pour Jonction 8, une manifestation artistique en phase avec le logiciel libre. Il présentait le « Guide to Open Content Licenses » qui fait la promotion des licences libres, Creative Commons et Art Libre entre autres. Il admettait donc la nécessité d’avoir une licence libre pour les contenus, et présentait les licences Creative Commons comme étant l’aboutissement des licences libres précédentes. La LAL aurait été pionnière, mais serait dépassée aujourd’hui par Creative Commons, plus attractif et plus international.
  • En septembre 2008, je reçois un colis par la poste : le catalogue des travaux de ses étudiants. Réalisé sous sa direction, il est mis sous Free Art license, c’est à dire sous Licence Art Libre.

Ceci pour vous dire qu’il faut du temps, même chez les personnes les plus averties, pour distinguer les qualités de ce qui est réellement libre au sens du copyleft et du logiciel libre et ce qui ne l’est pas vraiment.

Déjà en 2006, Florian Cramer avait posté dans la liste de diffusion nettime un texte intitulé « The Creative Common Misunderstanding » où il expliquait , à la suite d’un autre acteur du monde du libre, Benjamin Mako Hill 32, ses réserves vis-à-vis des licences Creative Commons.
Aujourd’hui il recommande la LAL pour la réalisation d’œuvres libres.

4/ Politique du copyleft.

Je voudrais terminer par une interrogation que je n’ai pas l’intention d’occulter : le copyleft est-il une nouvelle idéologie ? La question est de savoir ce qui, à l’ère des Nouvelles Technologies de la Communication et de l’Information, va pouvoir institution un cadre de vie qui va tenir en respect les tentatives de domination auxquelles nous sommes fatalement confrontés dans toutes vie en société ?

Dogme versus idéologie.

Pour découvrir la teneur politique et donc profondément culturelle du copyleft, je vais essayer de vous faire comprendre la distinction entre « idéologie » et « dogmatique ».

Je déteste le mot communication. Socialement, la parole est l’empire de la force ; la communication est un dogme, un réseau de propositions qui nous renvoient au principe d’autorité 33.

« Dogmatique » nous renvoie à la tradition grecque, littéraire, philosophique et politique. Le mot « dogme » y est utilisé pour désigner le récit des rêves ou des visions, pour dire l’opinion, mais aussi la décision ou le vote » 34.

Historiquement, [le terme idéologie] est entré dans la réflexion sociale avec le marxisme qui lui a donné tout de suite un sens péjoratif, l’idéologie est le contraire de la science. Elle se présente d’abord comme une vision du monde, c’est-à-dire une construction intellectuelle qui explique et justifie un ordre social existant, à partir de raisons naturelles ou religieuses… Mais cette vision n’est en réalité qu’un voile destiné à cacher la poursuite d’intérêts matériels égoïstes en renforçant et étendant la domination d’une classe de privilégiés. L’idéologie est donc une superstructure de la société dont elle émane et qu’elle soutient 35

Il faut donc dire que c’est l’adogmatisme – et pas du tout le dogmatisme – qui constitue le véritable noyau de tous les totalitarismes. Toute dictature politique se fonde au bout du compte sur une dictature du temps. L’impossibilité d’échapper à son propre temps, d’échapper à la prison de l’esprit du temps, d’émigrer hors de son propre présent, est un esclavage ontologique sur lequel repose au bout du compte tout esclavage politique ou économique.
C’est ce qui permet de reconnaître à coup sûr toute idéologie totalitaire moderne : le fait qu’elle nie la possibilité du supratemporel, ce qui dépasse les limites des époques, l’immortel, en un mot : le dogmatique. […] Pour reprendre les termes dans lesquels Victor Chklovski a justement résumé l’idéologie de l’ère stalinienne à son tout début : le temps a toujours raison. Le dogmatisme est ainsi la source de n’importe quelle résistance contre le pouvoir totalitaire du temps, car est dogmatique quelqu’un qui soutient que certaines idées ou certaines choses sont supratemporelles – sans pouvoir cependant en apporter la preuve. Il s’agit donc là encore d’une décision mais cette décision n’est pas dans le temps et pour le temps, elle est contre le temps
36.

Le copyleft, principe intempestif.

Je crois pouvoir dire alors que le copyleft participe bien de ce « récit des rêves ou des visions » qui va à contre-temps de tout ce qui prétend dominer le cours de la création. C’est une liberté intempestive qui ne se soumet pas à l’injonction de l’actualité mais envisage un temps élargi, qui va très loin dans le passé, très loin dans l’avenir et très profondément dans le présent.

Ce n’est donc pas une idéologie mais un processus dogmatique, nécessaire, pour que les libertés qui sont mises en avant et offertes à tous puissent tenir debout pour chacun et pour tous. Car il ne suffit pas d’avoir de bonnes intentions (on sait par ailleurs que « l’enfer est pavé de bonnes intentions » et que celui « qui veut faire l’ange, fait la bête » 37), d’écrire le nom « liberté » partout, comme l’a fait Éluard dans un poème célèbre 38 pour défendre la liberté. Il faut se donner les moyens d’en prendre soin, y compris contre la liberté elle-même quand elle se veut « indomptée » comme un feu qui se propage partout sur la planète.

Par nos efforts, nous avons allumé un feu, un feu dans l’esprit des hommes. Il réchauffe ceux qui ressentent sa force, il brûle ceux qui combattent sa propagation et un jour, ce feu indompté de la liberté atteindra les recoins les plus sombres de notre monde39.

Aussi, le copyleft entend dompter ce feu dévorant et dévastateur de la liberté pour en conserver la chaleur. Il s’agit de développer un art de la braise et de savoir s’y prendre avec ce qui consume. Pour le dire en deux mots : la liberté doit être châtiée comme on le fait d’un langage 40.
Pour éviter le contresens qui pourrait être fait de cette formule un peu provocatrice, il faut bien comprendre qu’il y a nécessité, pour la liberté elle-même, d’être envisagée avec suffisamment de soin pour qu’elle ne disparaisse pas en cendre, en fumée cool aussi refroidissante qu’un coup de feu.
Soit, je le rappelle pour ne pas finir, quatre libertés et une obligation qui les fait tenir et en prend soin :

  • Liberté d’accès ;
  • Liberté de copier ;
  • Liberté de diffuser ;
  • Liberté de transformer ;
  • Obligation de conserver ces quatre libertés.

Ce dernier point est important, c’est la clef de voûte qui garantit les quatre libertés et fait tenir le tout en s’opposant à l’emprise exclusive de ce qui a pu être librement créé.

« Le copyleft, principe de libertés », texte de la conférence donnée à l’École Nationale Supérieure d’Art de Bourges le 15 octobre 2008 dans le cadre du cycle « Libre comme l’eau, l’air… » proposée par Nathalie Magnan.
Copyleft : ce texte est libre, vous pouvez le copier, le diffuser et le modifier selon les termes de la Licence Art Libre http://www.artlibre.org

  1. Pascal, Pensées, Éditions Michel le Guen, Gallimard, Folio, fragment 56, 1977, p. 87-88.
  2. GNU est un acronyme de « GNU’s not Unix ». Outre le jeu de mot typiquement informaticien, cela veut dire : « un Unix qui ne sera pas Unix » car les codes source d’Unix appartiennent à la firme AT & T : ce sera un Unix librement copiable, diffusable et transformable. http://www.gnu.org/gnu/thegnuproject.fr.html
  3. Le magazine Le Tigre est entièrement réalisé avec Scribus http://www.le-tigre.net
  4. Pour accéder à une base de données complètes de logiciels libres : http://framasoft.net (plus de 1300 aujour du 10/10/08).
  5. Raphaël Rousseau, Thierry Pinon, Julien Tayon, « Un point de vue subjectif sur l’histoire du logiciel libre » http://www.libroscope.org/Un-point-de-vue-subjectif-sur-l
  6. >http://fr.wikipedia.org/wiki/Logiciel_libre
  7. Ensemble de protocoles de communication utilisé par l’internet http://www.commentcamarche.net/internet/tcpip.php3
  8. Mélanie Clémente-Fontaine est avec David Geraud, la juriste qui a participé à la rédaction de la Licence Art Libre. Son étude sur la GPL fait autorité : http://www.crao.net/gpl/gpl.html
  9. Le RFC est la forme sous laquelle les spécifications techniques et les protocoles qui ont trait à Internet sont diffusés librement aux utilisateurs. Traduction en français des RFC : http://abcdrfc.free.fr/
    « Ce peut être de la documentation générale, des standards, la description d’un protocole, etc. Elles sont accessibles sur ftp.inria.fr ou ftp.enst.fr, en FTP. » http://jargonf.org/wiki/RFC
  10. Antoine Moreau, « Copyleft le droit de copier, de diffuser et de transformer les oeuvres » Papiers Libres, Juillet 2001. http://antoinemoreau.net/left/papierslibres.html [back]
  11. Le « no copyright » de la revue Potlach (1954-1957) a été sans conséquence aucune qui, dans son édition en livre de poche (collection Folio), devient tout naturellement : © Éditions Gallimard, 1996.
  12. Comme on le fait de quelqu’un qu’on retourne comme une vieille chaussette : « Faire sans effort passer quelqu’un d’une opinion à l’opinion opposée. »
    http://fr.wiktionary.org/wiki/retourner_quelqu%E2%80%99un_comme_une_vieille_chaussette
  13. Platon, Oeuvres complètes, tome XIII-I, Lettres, lettre II, 314b-c, Paris, éd. Les Belles Lettres, 1997, trad. J. Souilhé, p.10-11.
  14. A. COMPAGNON, Qu’est-ce qu’un auteur ? Chapitre 5 : L’auctor médiéval, http://www.fabula.org/compagnon/auteur5.php >
  15. MATHIEU-ROSAY, Dictionnaire étymologique, Marabout, 1985.
  16. PROUST, Contre Sainte Beuve, Gallimard Folio, 1987
  17. R. BARTHES, « La mort de l’Auteur », Le bruissement de la langue, Seuil, 1984, p. 68.
  18. Idem, p. 69.
  19. M. FOUCAULT, « Qu’est-ce qu’un auteur ? » Conférence (variante), Dits et écrits, Gallimard, Quarto, 1994, p. 839.
  20. Idem, « Interview avec Michel Foucault », p. 679.
  21. Joseph de Maistre, Sur les sacrifices, « Les soirées de Saint-Pétersbourg, deuxième entretien », Pocket, 1994, p. 99
  22. Cette notion du Texte pluriel formé de multiples autres textes sera approfondi dans R. BARTHES, « De l’œuvre au texte ».Revue d’Esthétique n°3, Paris 1971, repris par Charles Harrison, Paul Wood, Art en théorie 1900 – 1990, Hazan, 1997, p. 1026
  23. Marie-José Mondzain, Homo Spectator, Bayard Éditions, 2007, p. 220 & p. 242
  24. François Deck, Emmanuelle Gall, Antonio Gallego et Roberto Martinez rassemblés autour de la revue Allotopie.
  25. Rédigée, avec les participants de la liste de diffusion , par Mélanie Clément-Fontaine, David Géraud, juristes et Isabelle Vodjdani, Antoine Moreau, artistes, puis avec Benjamin Jean, juriste, en remplacement de David Géraud pour la version 1.3.
  26. « Traité diplomatique qui établit les fondements de la protection internationale des œuvres. Elle permet notamment à un auteur étranger de se prévaloir des droits en vigueur dans le pays où ont lieu les représentations de son œuvre. » http://fr.wikipedia.org/wiki/Convention_de_Berne_pour_la_protection_des_%C5%93uvres_litt%C3%A9raires_et_artistiques
    « Convention de Berne pour la protection des œuvres littéraires et artistiques » Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle, http://www.wipo.int/treaties/fr/ip/berne/trtdocs_wo001.html
  27. Quelques unes sont répertoriées sur http://oeuvres.artlibre.org et leurs auteurs http://users.artlibre.org
  28. La toute première ayant été la Design Science License de Michael Stutz qui en a arrêté le suivi depuis 2001 et qui est moins précise que la LAL http://www.gnu.org/licenses/dsl.html
  29. « En 2005, Creative Commons a sorti une nouvelle version 2.5 de la CC by-sa. Cette version introduit de nouvelles restrictions (article 3. points e et f) qui réservent aux musiciens ou leurs ayants droits (sociétés de perception des droits) le droit exclusif de toucher des rémunérations sur la diffusion de leur musique (cd, concert ou téléchargement), de ce fait, la CC by-sa devient une licence étrange à deux régimes, qui s’écarte des critères des licences libres. Pour les oeuvres musicales, elle devient en partie assimilable à la CC by + nc + sa. » Transactiv-exe.org, « Comparatif de Licences Libres. Le choix du Libre dans le supermarché du libre choix », Isabelle Vodjdani, mai 2004, http://www.transactiv-exe.org/article.php3?id_article=95
  30. La version 1.3 de la LAL a été motivée, entre autres choses, par cette volonté de compatibilité. Voir le message envoyé par Antoine Pitrou sur la liste de diffusion [cc-licenses] en février 2007 pour affirmer cette volonté. Un exemple parmi d’autres resté sans réponse http://lists.ibiblio.org/pipermail/cc-licenses/2007-February/005033.html
  31. Grâce à la Convention de Berne et contrairement aux licences Creative Commons qui doivent être adaptées selon le droit des pays où elles veulent s’appliquer http://creativecommons.org/international
  32. Benjamin Mako Hill, « Towards a Standard of Freedom : Creative Commons and the Free Software Movement », http://mako.cc/writing/toward_a_standard_of_freedom.html Traduction en français sur le site libroscope.org http://www.libroscope.org/Vers-une-liberte-definie-Creative
  33. P. LEGENDRE, Paroles poétiques échappées du texte, p. 9. cité par L. SFEZ, La communication, PUF, Que sais-je, Paris, 1991.
  34. P. LEGENDRE, Ce que l’Occident ne voit pas de l’Occident, Mille et une Nuits collection Les quarante piliers, 2004, p. 98.
  35. Golfin 1972, Centre de Ressources Textuelles et Lexicales, http://www.cnrtl.fr/lexicographie/id%C3%A9ologie
  36. Boris Groys, Politique de l’immortalité, quatre entretiens avec Thomas Koefel, Maren Selle Éditeurs, Paris 2005, p. 118.
  37. PASCAL, op. cit., fragment 572, p. 370.
  38. « […] J’écris ton nom/Et par le pouvoir d’un mot/ Je recommence ma vie/ Je suis né pour te connaître/ Pour te nommer/Liberté. », P. ÉLUARD, « Liberté », Poésie et vérité, 1942. http://www.wikilivres.info/w/index.php/Libert%C3%A9
  39. Georges W. Bush, Discours d’investiture prononcé le 22/01/05, Le Monde daté du 22/01/05, p. 2
  40. Formule exprimée dans la conférence donnée lors du colloque Autour du libre 2002 à l’INT d’Evry le 31 juin 2002. http://antoinemoreau.net/left/autour_du_libre2002.html
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